Dans un contexte postélectoral déjà tendu, des chantres du chaos surfent sur la vague de la désinformation. Comme à M’Batto, ville meurtrie par des affrontements entre communautés.
Dans la cour de l’hôpital général de M’Batto, les ambulances croisent les véhicules de gendarmerie. Gyrophares allumés, les premières prennent la route d’Abidjan pour convoyer les blessés graves, tandis que les seconds patrouillent et font le guet. Devant son ordinateur, Guy Serge Kouassi, le directeur de l’établissement, fait le bilan des violences qui ont « défiguré » sa ville, située dans le centre-est de la Côte d’Ivoire. « Six morts et 40 blessés », dit-il en ajustant ses lunettes pour s’assurer de ne pas se tromper en lisant son rapport. « Mais le sixième n’est pas mort dans les affrontements, il a succombé à un étranglement herniaire faute de pouvoir se rendre à l’hôpital », précise-t-il.
Si le jeune directeur s’acharne à donner autant de détails, c’est qu’il sait que M’Batto est sous le feu des projecteurs. Bien malgré elle, la ville est devenue un symbole de la crise politique que traverse le pays depuis le mois d’août, du fait du scrutin présidentiel du 31 octobre qui a consacré la réélection d’Alassane Ouattara pour un troisième mandat controversé. Des tensions qui, selon le bilan gouvernemental du mercredi 11 novembre, ont déjà fait 85 morts et près de 500 blessés en trois mois – bien plus selon l’opposition. « Tout peut être interprété, il faut ne donner que les faits, car certains s’arrangent avec la réalité dans un but politique », glisse M. Kouassi.
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Dans cette ville de 50 000 habitants, le conflit s’est étiré sur deux jours. Lundi matin, plusieurs dizaines de jeunes hommes de la communauté agni ont manifesté pour protester contre le troisième mandat du président Ouattara. Le cortège a poursuivi sa route jusqu’à Dioulakro, un quartier où résident des populations historiquement originaires du nord de la Côte d’Ivoire et perçues comme pro-Ouattara. Très vite, le face-à-face politique s’est confondu avec les rivalités intercommunautaires. « Ils se sont d’abord jeté des pierres, avant d’aller brûler les boutiques et les véhicules des uns et des autres, indique une source sécuritaire en poste dans la ville. Mais il faut croire que ce n’était pas assez. »
En début d’après-midi, des coups de feu sont tirés et la ville se fracture en deux. L’embrasement dure jusqu’à l’arrivée des forces de sécurité, le lendemain en fin d’après-midi. Jeudi, les douilles rouges de calibre 12 de fusils de chasse jonchaient encore les routes de la ville. Les deux communautés déplorent des morts.
Un faux rapport de gendarmerie
Ce même lundi, le président Ouattara prenait la parole à la télévision nationale pour se féliciter de sa victoire, acquise dix jours plus tôt dans les urnes. Son score de 94 % et le taux de participation de 53 %, pourtant fortement contestés par l’opposition ainsi que par les observateurs, venaient d’être confirmés par le Conseil constitutionnel. Constatant la dégradation de la situation politique et sécuritaire, il a proposé une rencontre à son rival et leader de l’opposition, Henri Konan Bédié. Les deux hommes se sont entretenus mercredi.
Entre-temps, profitant du manque d’informations en provenance de M’Batto dans les premières heures du conflit, les chantres du chaos ont surfé avec méthode sur la vague de la désinformation. Plusieurs comptes ont monté l’événement en épingle, en relayant des bilans catastrophiques. Sur l’un d’entre eux, un internaute dit se trouver à la morgue pour justifier une liste (fictive) de 34 prétendues victimes des affrontements. En leur donnant des noms agni, il sous-entend que les tueurs appartiennent à la communauté dioula.
Un faux rapport de gendarmerie annonçant la mort de 38 personnes se répand lui aussi rapidement sur WhatsApp et Facebook. « Les faits ont été tellement grossis qu’ils sont devenus des mensonges, c’est comme si ces “fake news” nous tuaient une seconde fois, déplore M. Kouassi. Quand des amis d’Abidjan m’ont envoyé les images qui circulaient [celles d’un homme mort brûlé et d’un autre décapité], je me suis demandé dans quelle ville elles avaient été prises [en réalité à Daoukro]. Avec 34 morts ici, la morgue aurait débordé. »
Mais il est déjà trop tard. Face à ce flux de messages alarmistes et de vidéos chocs, les réseaux sociaux s’emballent et plus de 5 000 tweets évoquent M’Batto pour la seule journée du 10 novembre, indique Afriques Connectées, un organisme d’analyse des réseaux sociaux. Les comptes de personnalités habituellement critiques du pouvoir, comme Guillaume Soro et Nathalie Yamb (une opposante suisso-camerounaise expulsée de Côte d’Ivoire l’an dernier), amplifient le phénomène. Certains vont jusqu’à interpeller des responsables politiques français et européens de premier plan, afin que ces derniers « ouvrent les yeux » sur le « massacre de M’Batto ». A ce moment-là, le bilan de la journée est de trois morts.
« Dès que ces fausses informations partent, c’est fini, on ne peut plus les rattraper, surtout dans les zones où il existe des conflits fonciers latents qui n’ont pas été réglés », pointe Tiémoko Assalé, maire de Tiassalé, au nord-ouest d’Abidjan, et directeur du journal d’investigation L’Eléphant déchaîné.
« Génocide », « pogroms » et « guerre civile »
Pire encore, les opposants, leurs communicants et plusieurs internautes n’hésitent pas à comparer M’Batto à un « petit Rwanda », évoquant un « génocide », des « pogroms » et une « guerre civile », une sémantique déjà utilisée par Guillaume Soro lors de son appel à l’insurrection, le 4 novembre, depuis son exil parisien. Des mots relayés et répétés jusqu’à susciter des analyses alarmistes souvent bancales. Le Front populaire ivoirien (FPI), parti présidé par Pascal Affi N’Guessan (aujourd’hui en prison), évoque toujours « une quarantaine » de morts et en appelle à « une enquête internationale ».
« L’objectif est de montrer aux yeux de l’opinion nationale et internationale que la population s’entre-déchire. Le pays ne va pas bien, certes, mais c’est un cliché de dire cela », estime Lassina Sermé, rédacteur en chef d’IvoireCheck, un site qui lutte contre les infox et les théories du complot depuis l’apparition du Covid-19 en Côte d’Ivoire. « Les “fake news” sont un vrai souci aujourd’hui en Côte d’Ivoire, confirme Tiémoko Assalé. Elles prennent de l’ampleur et viennent d’atteindre leur paroxysme à M’Batto. Les leaders de ces mouvements ont vu qu’il y avait là un créneau pour pousser les gens à l’affrontement généralisé. »
Un phénomène qui, selon lui, opère de plus en plus dans un pays où près d’un habitant sur cinq est connecté à un réseau social, d’après le site spécialisé DataReportal – un chiffre en constante augmentation. Après l’arrestation de Pascal Affi N’Guessan, le 6 novembre, plusieurs publications sur Internet faisaient état de la mort du président du FPI après des actes de torture qui auraient été commis par les forces de l’ordre. Information très relayée qu’il a dû démentir le 8 novembre dans une vidéo où il apparaît fatigué mais en bonne santé.
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« Beaucoup d’Ivoiriens ne croient même plus à la voix officielle, ils croient uniquement aux informations qui émanent de Facebook, poursuit Tiémoko Assalé. On remarque qu’il s’agit déjà d’un problème systémique très planifié. D’une ville à l’autre, c’est exactement la même méthode, la même dialectique et la même volonté de créer l’embrasement. » Lassina Sermé, d’IvoireCheck, complète : « On peut dire sans trop d’erreurs que les comptes à l’origine de ces infox sont ceux de proches de l’opposition, mais beaucoup se cachent derrière des avatars et sont donc difficiles à débusquer. » Le compte anonyme de Chris Yapi, très suivi en Côte d’Ivoire et qui distille pêle-mêle « fake news » et informations de première main, est souvent évoqué.
« A M’Batto comme ailleurs en Côte d’Ivoire, tout n’est pas rose, certes, mais on vit ensemble, glisse le directeur de l’hôpital. Ceux qui attisent les rivalités politiques jouent un jeu très dangereux. » Après la rencontre encourageante entre le président Ouattara et l’ex-président Bédié, les Ivoiriens caressent l’espoir de voir la situation s’apaiser. Mais les réconciliations politiques suffiront-elles à adoucir les tensions intercommunautaires ? Une seule chose est sûre : le salut ne viendra pas des réseaux sociaux.
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