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Autre presse

Pour le Burkina, la France détient le secret de la mort de Sankara


Impossible de lui échapper. Son portrait est partout au Burkina Faso. Enfilé sur les torses bombés, fendant l'air sur les garde-boue des motos, encadré dans les kiosques, entre Kadhafi et le Che. Le capitaine-président Thomas Sankara a été assassiné il y a vingt-neuf ans, mais pour des millions de Burkinabés, il n'est pas mort. On a des familiarités pour le «père de la révolution». On l'appelle par son prénom.«On peut tuer un homme, mais pas ses idées», répètent les manifestants. Même les politiciens les plus libéraux promettent de parachever son ouvre. Pourtant, l'identité et le mobile des commanditaires de son assassinat restent un mystère. Mais la France pourrait lever une part du voile, pense la justice burkinabée, qui a rouvert le dossier en mars 2015. Le juge d'instruction François Yaméogo a lancé en octobre une commission rogatoire pour demander à Paris la levée du secret défense, afin de déterminer le rôle éventuel de l'ancienne puissance coloniale dans la mort du leader.

Gifle.Ils étaient deux capitaines : Thomas Sankara et Blaise Compaoré. Ils ont 33 et 32 ans quand ils s'emparent du pouvoir par un putsch le 4 août 1983. Sankara conduit la révolution d'une main de fer. Campaoré est son ministre de la Justice. Panafricaniste, anti-impérialiste, Sankara bouscule. Il veut améliorer la santé publique et l'éducation, aider les paysans et faire évoluer la condition des femmes. La Haute-Volta, trop coloniale, est rebaptisée Burkina Faso, «pays des hommes intègres». Travailleur acharné, Sankara veut montrer l'exemple. Il vole en classe éco, roule en R5 et vit chichement. Le «beau Blaise», lui, se marie avec une héritière franco-ivoirienne, Chantal Terrasson de Fougères. Sa famille est proche du «Vieux», Félix Houphouët-Boigny, président de la Côte-d'Ivoire, alliée de la France en Afrique.

A Yamoussoukro (Côte-d'Ivoire) et Lomé (Togo), on goûte peu les saillies de Sankara. Elles pourraient faire germer des idées. En France, voit-on le «pré carré» menacé ? En 1986, la cohabitation signe le retour de Jacques Foccart, personnage central dans la création du concept de Françafrique. Cette année-là, Sankara improvise un discours devant François Mitterrand en visite à Ouagadougou. Il y dénonce l'accueil accordé à Jonas Savimbi (rebelle angolais) et Pieter Botha (Premier ministre de l'Afrique du Sud de l'apartheid), «des tueurs» qui ont taché la France «de leurs mains et de leurs pieds couverts de sang». Une gifle. «J'ai vu que Mitterrand a accusé le coup», se souvient Fidèle Kientéga, proche conseiller de Thomas Sankara.

A Ouagadougou, la tension monte entre les capitaines. Pour Fidèle Kientéga, Compaoré n'aimait pas la rigueur et la frugalité imposées par Sankara : «On a senti que Blaise ne partageait pas ça. C'était le plus aisé. Je crois que, de l'extérieur, des gens aiguillonnaient ce ventre mou, pour l'amener à exécuter Thomas et prendre le pouvoir.» Les avertissements ne manquent pas. Sankara refuse de fuir, bien que Compaoré contrôle les troupes d'élite.

Le 15 octobre 1987, peu après 16 h 30, un commando abat Sankara et douze de ses compagnons au Conseil de l'entente, à Ouagadougou. Alouna Traoré, survivant de la tuerie, témoignait lors d'une rare apparition en public avoir entendu «comme des crépitements». Les gardes à l'entrée venaient d'être abattus. «Le président du Faso se lève devant nous [.] : "C'est de moi qu'ils ont besoin." Il est sorti de la salle les mains en l'air.» Coups de feu. «C'était macabre, c'était triste, c'était honteux, c'était inhumain».

«Patte blanche».Le soir même, un groupe de détenus creuse des tombes dans un cimetière de la capitale jusqu'au milieu de la nuit. Un véhicule militaire déverse sa macabre cargaison. Dans l'éclat des phares, le député Yamba Malick Sawadogo, qui faisait partie des fossoyeurs, a reconnu Sankara : «Il portait un survêtement rouge. [.] Il était couché, poing fermé, bouche bée, comme s'il transmettait un message. Mais son habit était totalement mouillé de sang. Cette image me hante encore.»

Certains des membres du commando sont morts, d'autres ont disparu. Hyacinthe Kafando, soupçonné d'avoir dirigé le groupe, deviendra le chef de la sécurité de Compaoré. Recherché par la justice, il est en fuite depuis un an. Toutefois, «le plus important n'est pas de savoir qui sont les exécutants, mais qui leur en a donné l'ordre et les moyens», pointe Guy-Hervé Kam, du Balai citoyen (société civile), et avocat dans ce dossier. Pendant vingt-sept ans de régime Compaoré, ces questions sont restées taboues. Mais en 2014, une insurrection populaire a chassé le président. Exfiltré vers la Côte-d'Ivoire avec l'aide de la France, Compaoré est le suspect numéro 1. La justice burkinabée réclame son extradition. Pour Me Prosper Farama, avocat de la famille Sankara, il ne fait «aucun doute» que Compaoré a commandité l'assassinat, «surtout s'il ne daigne pas se présenter pour s'expliquer».

Enfin, les puissances étrangères. Fantasmes ?«On a beaucoup parlé de l'implication du président Boigny [Côte-d'Ivoire, ndlr], qui était à l'époque le représentant de la Françafrique. Cela laisse penser que la France n'est peut-être pas vierge de soupçons. Entre cette pensée et la réalité, il lui revient de montrer patte blanche» en levant le secret défense, glisse Me Kam. Le départ de Compaoré n'a pas levé tous les obstacles. L'instruction progresse trop lentement pour certains. Et Me Kam observe qu'«aucune autorité ne pourra avoir de crédibilité, tant qu'elle n'arrivera pas à régler ce dossier». Un fin connaisseur de la traque d'anciens dictateurs résume : «Comme d'habitude, pour en venir à bout, cela va être une question de volonté politique. Est-ce que la France est préparée à révéler tout ce qu'elle sait ? La Côte d'Ivoire va-t-elle autoriser l'extradition de Blaise ou même qu'il soit interrogé ? Les autorités burkinabées vont-elles se servir de leur capital politique pour forcer leurs partenaires à répondre ?»

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