Tout-puissant du temps où son frère était au pouvoir, celui que Ouaga avait surnommé « petit président » a pris la route de l’exil en octobre 2014. Pour la première fois, il se confie sur ses relations avec son aîné, sur les événements qui ont précipité sa chute et sur les dossiers sensibles dans lesquels est cité le nom des Compaoré.
La ressemblance est frappante, presque troublante. Mêmes traits, même courtoisie, même diction lente, même apparente timidité… Tout chez François Compaorérappelle Blaise, ce frère aimé et respecté dont il a été l’influent conseiller durant près de trois décennies.
Au cours de ces longues années passées dans l’antichambre du pouvoir, François a toujours eu soin de rester en retrait, fuyant micros et caméras. Une discrétion qui avait alimenté nombre de spéculations sur les prétendues ambitions de cet homme puissant que la presse ouagalaise s’était plu à surnommer « petit président ».
Comme Blaise, son aîné, François a fui le Burkina le 31 octobre 2014. Parmi les nombreuses affaires auxquelles son nom est associé, il en est une qui pourrait le poursuivre encore longtemps : l’assassinat du journaliste Norbert Zongo. Son corps calciné a été retrouvé au sud de Ouagadougou, le 13 décembre 1998, alors qu’il enquêtait sur la mort dans des circonstances troubles de David Ouédraogo, le chauffeur de François Compaoré. Selon différentes sources judiciaires burkinabè, cette enquête jamais résolue vaudrait aujourd’hui au cadet de Blaise d’être visé par un mandat d’arrêt international – ce que l’intéressé dément. Est-ce cela qui l’a décidé à rompre le silence auquel il s’était astreint et à nous recevoir dans les bureaux de ses avocats parisiens, Pierre-Olivier Sur et Mathias Chichportich ? Pour la première fois, il accepte de parler de ce que furent les années Compaoré et de ces quelques jours qui, il y a tout juste trois ans, ont changé le cours de l’histoire burkinabè.
Jeune Afrique : Un mandat d’arrêt international a-t‑il été lancé contre vous, ainsi que l’affirment certaines sources judiciaires burkinabè ?
François Compaoré : Mes avocats ont investigué sur cette question auprès des autorités de France et de Côte d’Ivoire, deux pays dans lesquels je séjourne régulièrement. Ils n’ont trouvé aucune trace de ce mandat. Je suis donc serein et continue à vivre normalement.
Et à circuler librement ?
Je voyage sans problème. Je suis la plupart du temps à Paris auprès de ma femme et de mes enfants, mais je me rends tous les deux mois à Abidjan. J’y rencontre les plus hautes autorités ivoiriennes quand cela est nécessaire.
Vous y voyez également votre frère, Blaise Compaoré. Comment va-t‑il ? Quel regard porte-t‑il sur la situation au Burkina ?
Il va bien. Il travaille et donne des audiences… Nous ne sommes plus au pays depuis trois ans, et il n’est pas évident d’apprécier la situation de manière objective. Mais même si nous sommes à distance, nous déplorons ce qui arrive sur le plan sécuritaire, notamment avec les attentats récents.
Nourrit-il des regrets sur les circonstances de son départ ?
Il a quelques regrets. Il imaginait que seule sa personne posait problème et ne pensait pas que tout ce qu’il avait construit serait ainsi remis à plat par quelques-uns après son départ.
Où étiez-vous le 30 octobre 2014, le jour où les députés devaient se prononcer sur le projet de modification de la Constitution ?
J’étais dans mon bureau, à la présidence. Après l’incendie de l’Assemblée nationale, quand mon frère a annoncé qu’il renonçait à modifier la Constitution et qu’il ne briguerait pas de nouveau mandat, nous pensions que les manifestations allaient s’arrêter. Le 30 au soir, j’ai dormi chez moi sans problème. Je pensais que les tensions allaient se dissiper. Mais quand je suis retourné au bureau le lendemain matin, les manifestants étaient toujours dans la rue. Vers 13 heures, mon frère m’a annoncé que nous allions partir. Il voulait absolument éviter un bain de sang. Il a donné l’ordre de ne pas tirer, il a consigné le RSP [le régiment de sécurité présidentielle] et dit à Gilbert Diendéré, son chef d’état-major particulier, de « tout faire pour qu’aucun soldat ne sorte ».
Le 31 octobre, votre maison est mise à sac par les manifestants. Comment expliquez-vous qu’ils s’en soient pris à vous ?
Il m’est difficile de le comprendre. Si j’étais aussi haï que certains le disent, je n’aurais pas pu sortir dans Ouaga sans garde du corps comme j’avais l’habitude de le faire. Certes, les manifestants aspiraient au changement, mais je pense qu’ils ont été instrumentalisés par l’opposition. Ma maison a été pillée, saccagée et même transformée en musée. On a dit qu’on avait trouvé de l’or dans mon jardin et qu’on avait fait des découvertes macabres dans mon sous-sol… Tout cela est faux ! Ce sont des rumeurs scandaleuses. Contrairement à ce que certains ont pu affirmer, je n’ai évidemment jamais bu de sang !
Avez-vous, à un moment ou à un autre, encouragé votre frère à démissionner ?
Vu l’évolution de la situation dans les tout derniers jours de ce mois d’octobre 2014, j’ai senti que cela devenait inéluctable. En particulier le 31 au matin, quand les manifestations ont repris de plus belle et que les pillages se sont multipliés en ville.
Vous avez ensuite quitté le pays avec votre frère. Où êtes-vous allés ?
Nous avons quitté Ouaga à bord d’un convoi de véhicules, puis nous avons pris un hélicoptère de l’armée française qui nous a emmenés à Fada N’Gourma. À bord se trouvaient mon frère, son épouse, Chantal, le président de l’Assemblée nationale et deux aides de camp. Nous avons ensuite pris un avion à destination de Yamoussoukro. Mon épouse et mes enfants sont, eux, allés directement au Bénin par la route. La France s’était organisée pour que nos voisins puissent nous accueillir.
Avec le recul, diriez-vous que c’était une erreur que de vouloir modifier la Constitution ?
Parler d’erreur juridique reviendrait à dire que nous avons voulu violer la loi, ce qui n’est pas le cas. En revanche, nous avons commis une erreur politique : il aurait sans doute fallu faire les choses autrement. Il est vrai que cette modification n’était pas opportune, vu le nombre de jeunes qui manifestaient et auxquels on avait mis dans la tête que tous les maux du pays venaient de Blaise Compaoré. Mais beaucoup ignorent le poids de la dimension sécuritaire intérieure et extérieure dans notre prise de décision : le président jouait un rôle majeur pour la paix civile et dans la stabilisation de la sous-région. Nous ne savions pas ce qu’il adviendrait s’il quittait le pouvoir. Cette inquiétude était partagée par plusieurs diplomates étrangers, qui m’en avaient fait part. Aujourd’hui, les faits sont là : il y a un problème sécuritaire au Burkina qui n’existait pas sous Blaise Compaoré. La politique a ceci de particulier en Afrique que pour que des institutions soient fortes il faut un homme fort aux commandes, sinon c’est le chaos… Évidemment, il fallait partir, mais la transition n’était pas incarnée par un homme suffisamment fort.
Avant le départ de votre frère, beaucoup voyaient en vous un dauphin potentiel. On vous surnommait même « petit président ». Avez-vous un jour songé à lui succéder ?
Si j’avais dû lui succéder, j’aurais aimé que ce soit par la voie des urnes. Mais je ne le souhaitais pas. J’avais envie que quelqu’un d’autre, désigné par le parti, puisse le remplacer.
Quel rôle exerciez-vous à ses côtés avant qu’il ne quitte le pouvoir ?
J’étais à la fois son frère et son conseiller. Je dirigeais le bureau économique et du développement de la présidence. Nous suivions tous les grands dossiers et nous avions un collaborateur dans chaque conseil d’administration des grandes sociétés d’État. J’étais tout le temps sollicité par les ministres ou les présidents d’institution… Rares sont les grandes questions que l’on abordait sans me demander mon point de vue.
Comment décririez-vous la relation qui vous unit tous les deux ?
Mon frère me fait confiance. Il sait que je ne suis pas le genre à donner une appréciation pour faire plaisir. Je lui dis la vérité, même si elle n’est pas toujours agréable à entendre.
Que répondez-vous à ceux qui vous accusent d’avoir profité de votre position pour faciliter l’enrichissement de votre belle-mère, Alizéta Ouédraogo ?
C’est ridicule. Elle était déjà riche avant que je n’épouse sa fille. Je ne lui ai jamais rien facilité.
Votre influence grandissante a été l’une des raisons de la rupture entre votre frère et Salif Diallo, décédé fin août à Paris. Quel souvenir gardez-vous de cet homme qui a contribué à faire puis à défaire le régime Compaoré ?
Salif Diallo est quelqu’un que j’ai estimé. Je le connaissais depuis 1985 et nous avons travaillé ensemble. Nous voulions ouvrir notre pays au reste du monde. C’était un homme courageux, un fonceur qui avait une lecture politique très fine, mais nous n’arrivions pas toujours à nous accorder. Peut-être y avait-il aussi un problème d’ambition ou de jalousie de sa part, car j’étais le frère du président. Puis il a été nommé ambassadeur en Autriche en 2008, mais je n’étais pour rien dans cette décision [qui équivalait à une disgrâce]. Trois mois avant son décès, nous nous étions croisés dans un aéroport à Paris. Nous nous sommes salués chaleureusement. C’est la dernière fois que je l’ai vu.
Avez-vous été surpris par le coup d’État du général Gilbert Diendéré, le 16 septembre 2015, quelques semaines avant l’élection présidentielle ?
J’étais en Israël ce jour-là et n’étais au courant de rien.
Mais l’imaginiez-vous capable d’un tel acte ?
Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris comment ce coup d’État a été préparé et perpétré, mais peut-être en saurons-nous plus avec le procès.
Quel regard portez-vous sur ce qu’a fait Roch Marc Christian Kaboré depuis qu’il a été élu à la présidence de la République ?
Il a été le meilleur des candidats qui se sont présentés. Pour ce qui est de son bilan, je préfère laisser les Burkinabè apprécier.
Seriez-vous prêt à être entendu par la justice burkinabè dans le dossier Zongo ? Ne craignez-vous pas un procès ?
Le juge d’instruction a prononcé un non-lieu en 2006. S’il y a des éléments nouveaux à mon sujet et que j’obtiens la garantie d’un procès équitable, alors, oui, je répondrai à la justice burkinabè.
Comment avez-vous appris le décès de Norbert Zongo, le 13 décembre 1998 ?
J’étais à Paris pour représenter la présidence aux Journées économiques du Burkina. Mon vol a quitté Ouaga le 13 décembre à 20 h 30. J’ai appris le décès de Norbert Zongo le lendemain matin, une fois arrivé à destination. J’ai aussi appris qu’une certaine rumeur me mettait en cause. J’ai donc couru toute la journée derrière les compagnies aériennes pour pouvoir rentrer rapidement au pays, en vain. J’ai pris la première place libre quelques jours plus tard.
Par la suite, vous avez toujours démenti être impliqué dans cette affaire…
J’ai témoigné trois fois devant la commission d’enquête internationale à laquelle Robert Ménard participait et trois fois devant le juge d’instruction burkinabè pour dire ce que je vous redis aujourd’hui : je n’ai jamais été impliqué dans la mort de Norbert Zongo.
À l’époque, Zongo enquêtait sur la disparition de votre chauffeur David Ouédraogo, tabassé à mort en 1997 par des éléments de la sécurité présidentielle après que votre épouse l’a accusé de vol. Qu’est-il arrivé à ce dernier ?
Notre cuisinier nous avait dérobé de l’argent qu’il avait ensuite remis à David. Quand la gendarmerie est venue l’arrêter, j’ai résisté pendant trois jours en leur disant qu’il n’y était pour rien. Mais dans sa déclaration, le cuisinier a affirmé que David – qui était un ancien militaire – lui avait confié qu’un coup d’État était en préparation. Les enquêteurs ont donc interpellé David. Ils l’ont interrogé à la gendarmerie puis à la présidence. Au bout de trois semaines, il a été emmené à l’infirmerie. J’ai ensuite appris qu’il était mort de mauvais traitements. J’en ai été très ému et j’ai présenté mes condoléances à sa famille, à Kaya.
Le 15 octobre, cela fera trente ans que le capitaine Thomas Sankara a été assassiné. Étiez-vous au courant de ce qui se tramait ce jour-là ?
J’étais au ministère de l’Eau, où je travaillais à l’époque. Vers 16 heures, nous avons entendu des tirs au niveau du Conseil de l’entente. On nous a dit de rentrer chez nous. J’ai suivi ça de loin, de mon œil de civil qui ignorait tout des coups d’État militaires. Je me souviens d’une soirée chez mon frère quelque temps auparavant. Pendant que nous étions assis à discuter, on nous a annoncé l’arrivée de Sankara. Mon frère lui avait dit de passer car il avait récupéré une guitare électrique. Le président a pris la guitare et joué quelques morceaux. Ils me semblaient proches alors, mais par la suite je pense que leurs entourages respectifs ont contribué à ce que la situation s’envenime.
Que retiendrez-vous de Sankara ?
Je l’ai beaucoup fréquenté. J’aimais son côté idéologue. Il parlait bien, il était convaincant. Mais il y a un monde entre l’idéologie et l’exercice du pouvoir. Son défaut était de ne pas le comprendre.
Trois décennies plus tard, les circonstances de son assassinat n’ont toujours pas été éclaircies…
La seule chose claire est qu’il est mort au cours du coup d’État. Je ne peux imaginer que mon frère ait ordonné ce coup d’État. Je sais seulement qu’il y avait de fortes tensions entre les partisans de Thomas Sankara et ceux de Blaise.
Espérez-vous un jour rentrer à Ouagadougou ?
Mon cœur et une grande partie de ma famille sont au Burkina. Quand le temps sera venu et que les autorités trouveront nécessaire que nous soyons là, nous rentrerons. Il faut que nous puissions tous participer à la construction de notre pays. J’ai joué un rôle important, mon frère fait partie de la grande Histoire – l’Histoire, d’ailleurs, lui rendra justice – et je pense que nous aurons toujours une place au Burkina Faso.